Pourquoi il est judicieux d’investir en dehors de l’UE

Werner Hoyer, président de la Banque européenne d’investissement

Le président Hoyer était à Washington pour promouvoir le développement numérique
Le président Hoyer

Il y a quelques semaines, je me suis rendu à Tallinn pour une réunion organisée dans la perspective de la présidence estonienne du Conseil de l’Union européenne à compter du début juillet. J’y ai entendu un proverbe local selon lequel on n’épaissit pas une soupe d’un seul côté de la marmite. Cette image culinaire est une belle référence à la coopération et au partage des ressources : si vous contribuez, vous contribuez pour tous et votre part sera proportionnelle aux contributions de l’ensemble des parties prenantes.

Dans le contexte politique actuel de repli sur soi, il est tentant de considérer l’activité extérieure de l’Union européenne, et, par conséquent, celle de la banque de l’UE, à travers l’un de ces deux prismes : un jeu à somme nulle ou un acte de charité. Pourtant, ce sont là deux idées fausses, qui occultent les vraies raisons pour lesquelles les pays ont tout intérêt à investir au-delà de leurs frontières.

Des enjeux planétaires

La Banque européenne d’investissement est le premier émetteur et bailleur de fonds supranational au monde. Le Groupe BEI, qui comprend le Fonds européen d’investissement, accorde chaque année plus de 8 milliards d’EUR de financements à l’extérieur de l’UE (l’on prévoit 9 milliards d’EUR en 2017). La Banque ne cesse d’augmenter son action extérieure parallèlement à l’évolution des priorités mondiales de l’UE et contribue à plusieurs objectifs de développement durable, notamment dans les domaines de l’action en faveur du climat, des migrations et de la mobilité, de la croissance durable et de l’emploi, des échanges commerciaux et de la prospérité économique.

La métaphore de la soupe peut être utile pour mieux comprendre l’action pour le climat, par exemple. Les changements climatiques ne s’arrêtent pas aux frontières nationales. Aucun mur ne pourra les contenir. Pour limiter le réchauffement planétaire en dessous de 2 °C, tel qu’il a été convenu dans l’accord des Nations unies conclu à Paris en 2015, nous devons réduire les émissions de CO2 partout dans le monde. Dans le cas des changements climatiques, il n’est pas possible de préparer à Pittsburgh une soupe plus épaisse qu’à Pyongyang ou à Paris, par exemple, quand bien même on pourrait l’éclaircir pour tout un chacun sur notre planète.

Il ne s’agit pas seulement de faire de l’UE le chef de file mondial de la lutte contre les changements climatiques. Prenons l’exemple des Maldives, qui illustre bien l’action de la BEI dans ce domaine. L’altitude de ces îles ne dépasse pas cinq mètres au-dessus du niveau de la mer, ce qui les rend extrêmement vulnérables aux effets des changements climatiques sur l’élévation du niveau de l’eau. Auparavant, ces îles dépendaient du pétrole, qu’il fallait transporter sur de longues distances. Ce qui rendait l’électricité extrêmement chère, une dépense qui représentait 35 % du PIB. La BEI participe au financement d’un projet de 175 millions d’EUR qui porte sur l’installation de centrales solaires photovoltaïques sur des structures solides placées à une hauteur suffisante pour éviter qu’elles soient détruites par des tempêtes ou des inondations soudaines. De cette manière, le projet contribue à la résilience de l’approvisionnement énergétique des Maldives, aide le pays à s’adapter à l’impact des changements climatiques et à atténuer certains de leurs effets, permet de réduire les émissions en augmentant l’utilisation d’une énergie verte et, ne l’oublions surtout pas, présente un réel intérêt économique.

Un projet similaire a été réalisé au Vanuatu, une république insulaire du Pacifique Sud, où la BEI a financé un parc éolien innovant dont les turbines peuvent être rabattues et fermement fixées au sol. Après le passage du cyclone Pam, dont les vents ont atteint 320 km/h, les éoliennes ont pu être remontées sans qu’aucun dégât important ne soit constaté. Là aussi, l’atténuation des changements climatiques et l’adaptation à leurs effets allaient de pair avec une stratégie économique judicieuse.

Investissements sans frontières

Pourtant, la soupe s’épaissit. Le parc éolien de la Pointe du Diable au Vanuatu est exploité par une filiale du Français Engie. Aujourd’hui, le commerce et les investissements ont une portée aussi planétaire que le problème des changements climatiques. Bien entendu, l’endroit où les organismes bénéficiaires sont établis est important, mais la croissance peut dépasser les frontières, et c’est ce qu’elle fait la plupart du temps. En soutenant les investissements étrangers directs pour accéder à de nouveaux marchés, en prêtant à un vaste réseau de clients européens dans le monde entier, le Groupe BEI stimule la compétitivité de l’Europe tout en apportant des avantages économiques substantiels à ses pays partenaires. Favoriser le développement économique dans le monde contribue aussi au commerce international, avec à la clé de nouvelles possibilités d’importation et d’exportation pour les entreprises européennes. Par ailleurs, nous stimulons l’innovation « chez nous », ce qui permet l’échange de pratiques, idées et compétences nouvelles avec des régions à l’autre bout du monde et favorise l’émergence de talents qui contribueront à trouver des solutions à nos futurs défis mondiaux. Même lorsque nous investissons dans la technologie spatiale, et il est difficile de faire plus lointain que ça, nous constatons des incidences directes chez nous. C’est le cas du récent financement de 30 millions d’EUR que la Banque a accordé à OHB System, une petite entreprise familiale innovante située à Brême en Allemagne et spécialisée dans la technologie spatiale. Il ne fait aucun doute que cet investissement aura des retombées immédiates sur la croissance, l’emploi et la compétitivité au sein de l’UE, mais à plus long terme, il est certain que les activités de recherche, développement et innovation de cette entreprise auront un impact dans le monde entier.

Mais revenons sur Terre : dans les pays voisins de l’UE, l’appui de la BEI a des effets encore plus concrets et bénéfiques pour tous. Le financement des transports et des connexions énergétiques permet de sécuriser l’approvisionnement en énergie des deux côtés de la frontière et de créer les conditions préalables matérielles nécessaires au commerce. Ces liens économiques facilitent autant les échanges et la coopération que la concurrence. On ne les mesure pas en comptant les points pour savoir quels sont les pays gagnants ou perdants. Ils ne font pas partie d’un jeu à somme nulle.

Dans des pays comme les Balkans occidentaux qui se préparent à devenir membres de l’UE, le concours de la BEI contribue à la mise en œuvre de la politique d’élargissement de l’Union et accélère le développement économique de ces pays en soutenant leur transition vers des économies de marché pleinement opérationnelles et capables de faire face aux pressions concurrentielles et aux forces du marché. En plus d’ouvrir de nouveaux marchés pour les entreprises européennes à l’échelle mondiale, les investissements de la BEI dans cette région jouent un rôle important dans l’élargissement du marché intérieur. Par son appui aux infrastructures dans les pays de l’élargissement, notamment grâce à ses compétences spécifiques, la BEI aide en outre ces pays à respecter et à adopter les normes de l’UE dans tous les secteurs de l’économie.

Étant donné l’ampleur du déficit de financement, le récent changement de paradigme, qui consiste à utiliser les ressources budgétaires non plus exclusivement sous forme de subventions, mais partiellement sous forme de garanties sur des prêts, est un moyen judicieux d’exploiter et de mobiliser les rares ressources publiques disponibles pour le développement. Ceci illustre aussi le fait que l’investissement ne doit pas être perçu comme un acte de charité. Depuis près de 60 ans, les ressources budgétaires de l’Union destinées à l’action extérieure sont complétées par des investissements à long terme de la BEI dans le développement du secteur privé local, les infrastructures et l’action en faveur du climat. Avec l’adoption du Programme de développement durable à l’horizon 2030 et du nouveau consensus européen pour le développement, il est de plus en plus reconnu que l’ajout de prêts et d’instruments financiers aux aides et subventions traditionnelles peut rendre l’économie plus crédible et plus compétitive vis-à-vis de nouveaux investisseurs, ce qui contribuera à mobiliser davantage de ressources. Notre objectif devrait être d’attirer les investissements du secteur privé et de supprimer les obstacles qui empêchent d’autres bailleurs de fonds de participer. Les succès du Plan d’investissement pour l’Europe, ou « plan Juncker », ont encouragé l’UE, le Groupe BEI compris, à élargir, à l’extérieur de l’Union, le modèle qui prône l’utilisation des ressources budgétaires comme garanties, notamment dans le cadre du « Plan d’investissement extérieur » actuellement à l’étude. Il est possible de combiner avec succès des prêts à des subventions ou encore des tranches de premières pertes à des fonds investissant dans des opérations que les investisseurs privés considèrent comme plus risquées en raison des zones géographiques et des secteurs qu’elles associent. Ce modèle aide à concentrer les investissements là où les besoins sont les plus grands et où ils ont le plus de chances d’avoir des retombées positives.

Au-delà des rendements financiers

L’impact de nos investissements va au-delà des avantages économiques. Les relations économiques que la Banque établit grâce à ses financements et à son assistance technique contribuent à renforcer les valeurs communes de l’UE, telles que l’égalité entre les hommes et les femmes. Nous sommes fermement convaincus que les avancées en matière d’égalité sont essentielles car elles renforcent les libertés individuelles. Néanmoins, elles peuvent aussi contribuer à favoriser la croissance économique. Les investissements permettent en outre de renforcer l’État de droit, la sécurité, la responsabilité réciproque, ainsi que les échanges et la compréhension entre toutes les parties concernées.

Les investissements à l’extérieur des frontières peuvent servir, de manière préventive, à atténuer les risques de troubles politiques et sociaux dans les pays où ils sont réalisés. Les économies résilientes, dont la croissance est solide et inclusive, notamment sur le plan de l’égalité des chances en matière d’emploi, sont moins susceptibles de connaître des troubles sociaux, des conflits et des migrations massives.

C’est sur ce front que la BEI renforce à présent ses activités, notamment par la mise en œuvre sur le terrain de son initiative « Résilience économique », en vue d’améliorer les capacités d’absorption et de gestion des chocs et des crises dans les Balkans occidentaux et dans les pays voisins du Sud de l’UE. Par chocs, on entend, par exemple, les effets de conditions météorologiques défavorables liées aux changements climatiques, mais aussi l’arrivée massive de réfugiés provenant de zones dévastées par la guerre et qui exercent soudainement une forte pression sur les services publics de ces pays. À titre d’exemple, la BEI a accordé un prêt combiné à des aides à l’investissement de l’UE en faveur du projet Wadi Al Arab Water System II en Jordanie, en vue de pallier l’insuffisance d’eau dans le pays, un problème exacerbé par l’afflux massif de réfugiés syriens. Ce système fournira 30 millions de m3 supplémentaires d’eau potable par an dans des zones comptant, d’après les estimations, une population urbaine non réfugiée d’environ 1,47 million d’habitants et accueillant quelque 163 000 réfugiés.

Au total, l’initiative « Résilience économique » devrait permettre de générer 15 milliards d’EUR d’investissements dans ces régions sur les quatre prochaines années. Si l’argent ne peut mettre un terme à la guerre et à la violence, cette initiative contribuera toutefois à atténuer les migrations involontaires qui sont les conséquences de la guerre mais aussi de conditions de vie intenables. 

Des résultats tangibles qui améliorent la vie des populations

Le Groupe BEI a déjà investi dans quelque 130 pays dans le monde et contribue, ce faisant, à la réalisation des objectifs de développement durable des Nations unies. Selon l’analyse de la Banque, les opérations soutenues par la BEI rien qu’au cours de l’année écoulée produiront les résultats suivants :

  • 6,7 millions de personnes bénéficiant d’une eau potable plus saine et d’un assainissement plus efficace ;
  • 1,2 million de foyers raccordés au réseau électrique ;
  • 250 000 ménages approvisionnés en électricité produite à partir de sources renouvelables ;
  • 1,2 million de voyageurs profitant de moyens de transport améliorés ;
  • 700 000 emplois soutenus par le financement de petites entreprises ;
  • 7,4 millions d’habitants ayant accès à la couverture des réseaux de données cellulaires 4G.
Il ne s’agit ni de charité, ni d’une course à la domination, mais de prospérité pour tous. C’est ainsi qu’il faut voir l’investissement. Les investissements dans des projets économiquement viables et utiles sur le plan social et environnemental profitent à tous, indépendamment des frontières géographiques. L’engagement de la BEI à l’extérieur de l’UE propage les valeurs de l’Union et encourage les autres – le secteur privé, mais aussi d’autres pays dans le monde entier – à lui emboîter le pas.